Bien

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Le Grand Robert de la Langue Française : Comme il convient, d’une manière satisfaisante, ou parfaite (selon les critères individuels du locuteur, ou les critères sociaux de sa classe ou de son groupe)

D’une manière agréable, favorable, avantageuse.

D’une manière conforme aux règles de la raison, du devoir, de la justice, de la morale. conformément aux normes reçues dans une société.

Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Lalande: Se dit de tout ce qui est l’objet de satisfaction ou d’approbation dans n’importe quel ordre de finalité : parfait en son genre, favorable, réussi, utile à quelque fin : c’est le terme laudatif universel des jugements d’appréciation. Il s’applique au passé et l’avenir au conscient et à l’inconscient, au volontaire et à l’involontaire.

Concept normatif fondamental de l’ordre éthique, ce qui possède une valeur morale, soit catégorique (le bien), soit dérivée (un bien) – A l’égard des actes accomplis, c’est donc ce qu’on approuve, à l’égard des actes futurs c’est ce qu’on doit faire

Encyclopédie de la philosophie. Pochothèque : Bien, (Idée du) tout d’abord un concept qui dans l’histoire de la philosophie, a été élaboré selon deux perspectives au fond assez différentes : l’une cherchant à fonder l’idée du bien dans la sphère autonome de valeur, l’autre s’enracinant dans les besoins du sujet.

Dictionnaire historique de la langue française. Le Robert. (Alain Rey) : (En morale) : est équivoque, il signifie ou le plaisir qui nous rend heureux, ou la cause du plaisir. Le premier sens est expliqué dans l’article « Plaisir », ainsi dans l’article présent nous ne prendrons le mot bien que dans son second sens.

Dieu seul à proprement parler, mérite le nom de bien, parce qu’il n’y a que lui seul qui produise dans notre ame des sensations agréables. On peut néanmoins donner ce nom à toutes les choses, qui, dans l’ordre établi par l’auteur de la nature, sont les canaux par lesquels il faut pour ainsi dire couler le plaisir jusqu’à l’ame ; Plus les plaisirs qu’elle nous procure sont vifs, solides, & durables, plus elles participent à la qualité du bien….

Synonyme : Admirable. Agréable. Bath. Canon esthétique.

Contraires : Dommage. Injuste. Mal. Préjudice.

Par analogie. Avec brio. Avantageusement. Bigrement. Chouette. Convention. Conscience. Devoir. Dignité. Divin. Dogme. Éthique. Favorable. Finalité. Honorablement. Idéalisme. Juste. Justes. Morale. Parfait.  Règle. Super. Utilitarisme. Vertu.

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« Il n’y a pas de bien absolu. Le seul bien, c’est de faire du bien à quelqu’un, à une personne »  (André Comte-Sponville)

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 « Pour Aristote, le Bien n’est pas une idée transcendante que l’âme devrait contempler dans le lieu des idées, mais quelque chose que l’homme peut faire et appliquer » (Encyclopédie de la philosophie. Pochothèque) 

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Pour Spinoza le bien de même que le mal, ne sont que représentations et ressentis des humains, ils n’existent pas par eux-mêmes. Ce sont les hommes en fonction de l’agrément ou du désagrément, du plaisir ou du déplaisir, qui jugent du bien ou du mal.

Et, c’est ce que Kant, dans la « Critique de la raison pratique » nous enseigne avec ses deux l’impératifs catégoriques

1° : « agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ».   

« Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle deviennent une loi universelle »

Et Nietzsche va moquer le premier impératif dans « Par delà le bien et le mal » « Un grand homme qui s’efforce d’atteindre à quelque chose de grand considère toute personne qu’il rencontre sur sa route, soit comme un moyen, ou comme ralentissement et entrave…. »                                                                           

Nous sommes encore tous au jardin de l’Eden ; Eve, Adam, et tous leurs descendants, aucun après des siècles et des siècles n’a osé toucher à la pomme. Nous avons gardé toute notre innocence, nous ne connaissons pas le mal, donc nous ne connaissons pas le bien, nous ne pouvons pas avoir la notion de bonheur, nous sommes heureux sans le savoir. Nous sommes  comme un troupeau de boeufs dans un champ, sans avoir aucun avenir quant à l’évolution de l’espèce humaine.  (Luis)

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« En vérité, les hommes se sont donnés à eux-mêmes les règles du bien et du mal. En vérité, il ne l’on pas empruntée ni trouvée, elle ne leur est point venue comme une voix du ciel » (Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra)

 « Et quiconque a la vocation d’innover en matière de bien et de mal commencera nécessairement par détruire et par briser les valeurs. Ainsi la pire méchanceté est partie intégrante de la bonté suprême… » (Nietzsche. Ainsi parlait  P Zarathoustra)

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« La plus haute des idées, au point le plus élevé, dominat toutes les autres est l’idée du bien. Le bien est ce que Platon identifie souvent (mais pas toujours avec Dieu. Ainsi tout son système puise ses racines dans un idéalisme éthique constituant une forme de monothéisme religieux. Dans sa fameuse allégorie de la grotte, il montre comment les hommes ont tendance à prendre les ombres pour la réalité jusqu’à ce que, éclairés par le bien qu’il compare au soleil, ils voient les choses tel qu’elles sont réellement ». (Les sources de la morale occidentale. Georgia Harkness. Payot 1976)

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« L’histoire nous a montré que lorsqu’on défini le bien et le mal de façon dogmatique, toutes les dérives sont possibles, depuis l’Inquisition, jusqu’aux dictatures totalitaires »  (Plaidoyer pour l’altruisme. Matthieu Ricard. NiL éditions. 2013)

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« La conscience, malgré ses limites, ouvre la voie à la connaissance et à la raison, lesquelles en retour,  permettent aux individus de découvrir ce qui est bien, et ce qui est mal. Le bien et le mal ne sont pas révélés ; on les découvre individuellement et au moyen de l’accord entre êtres sociaux » (Antonio. Damasio. Spinoza avait raison. Odile Jacob. 2003)

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Thriller et tout à la fois document historique allemand,  Fritz Bauer (Dans le film éponyme) procureur dans les années cinquante dirige le service chargé de traquer et d’arrêter les criminels nazis qui se sont cachés de par le monde. Des informations lui apprennent qu’Eichmann se cache en Argentine. Il devra affronter le verrouillage de tout l’appareil politique et judiciaire d’alors,   celui-ci étant composé pour partie d’anciens nazis. Fritz Bauer nous délivre ce message, que si nous renonçons à dénoncer le mal, à la poursuivre, alors nous tuons la notion de bien. Nous n’avons plus de boussole… » (Luis)

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Introduction, débat: « Le bien et le mal, est-ce que ça s’apprend?  » (26.01.2017)

Quand je me pose cette question j’ai spontanément tendance à répondre « oui », mais est-ce de l’apprentissage ? n’y a –t-il pas d’abord transmission ? Je sais, par sentiment et sans y réfléchir, que mes parents m’ont transmis – par le récit, (par bribes), de leur histoire et par leurs comportements – à penser mon avenir en termes d’idéal et d’engagement. Maintenant je me répète la phrase d’Einstein en 1934 : « Le monde est dangereux à  vivre! Non pas tant à  cause de ceux qui font le mal, mais à  cause de ceux qui regardent et laissent faire». J’ai aussi intériorisé le goût de l’étude, l’idée de l’égalité homme femme, et la valeur de la lutte contre les différentes formes d’antisémitisme et de racisme.  Et je vois aussi, en tant que mère et grand-mère que mes enfants et petits-enfants agissent avec  ces valeurs qui sont les miennes, et d’autres, (comme la ténacité au travail, le cosmopolitisme et la valeur de la lutte contre toutes les injustices. Le bien et le mal cela, d’abord, se transmet. Mais pour qu’il y ait transmission, ne faut-il pas qu’il y ait de l’affection ? Quelles sont les conditions de la transmission? Ce qui entre en jeu, au moment du jugement d’un délinquant dans la prise en compte des « circonstances atténuantes », n’est-ce pas aussi l’importance du milieu affectif? Il y a aussi les modèles que l’on suit. Et ces modèles peuvent être des figures historiques auxquelles il a été fait référence, ou des comportements auxquels on a été habitués.

   L’idée qu’il y a du Bien et du Mal est bien un héritage, un « héritage qui n’est précédé d’aucun testament» selon René Char (Feuillets d’Hypnos), citée par Hannah Arendt (in Crise de la Culture: ce qu’une génération retient de la précédente et ce qu’elle en fait est imprévisible et surprenant.

Il faut bien distinguer transmission et, enseignement et éducation. En tant que professeure de philo au lycée  j’ai enseigné, par la lecture de textes (de littérature, de philosophie, de sciences de l’homme) aux élèves, qu’il y a des commandements (ne tue pas, ne vole pas, ne mens pas…) et des interdits (l’interdit de l’inceste sous des formes différentes) qui sont universels c’est-à-dire nécessaires pour qu’il y ait société ; ce que j’ai appris  par les recherches des ethnologues, anthropologues et sociologues qui étudient les diverses manières dont les différentes sociétés institutionnalisent ce que les individus vivent comme le Bien et le Mal. Et dans toutes les sociétés il y a des autorités (les chefs de tribu, les manitous, les prêtres, les rabbins, les imams,  qui enseignent les règles et les codes du vivre ensemble. Le Bien et le Mal cela s’enseigne ., Pour solidifier la République naissante, dans sa célèbre « Lettre aux instituteurs » Jules Ferry présente l´éducation morale et l’instruction civique et insiste longuement sur l’idée qu’il s’agit d’une morale « commune »  : « Vous n’avez à enseigner, à proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens […]. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment ».

« Parlez hardiment » : pour Jules Ferry, l’enseignement de la morale appartient à l’Ecole (non par défaut, parce que les familles seraient défaillantes, comme on l’entend souvent aujourd’hui) mais parce que c’est son rôle éminent et un honneur pour les enseignants. Et il ajoute « L’instruction religieuse appartient à la famille et à l’Eglise, l’instruction morale à l’Ecole » (ce pourquoi le jeudi était en vacance d’école pour permettre aux croyants de pratiquer leur culte en dehors de l’école). Enseigner la morale ? C’est aujourd’hui, depuis la dernière rentrée 2015, obligatoire du primaire au lycée. C’est autre chose que l’instruction civique qui enseigne les différents modes de gouvernement, le fonctionnement des institutions et les principes d’une démocratie. Et les débats sont vifs entre ceux pour lesquels il n’y a pas de morale universelle (la morale commune dont parlait Jules Ferry), ceux qui considèrent que les morales sont des morales de classe (Trotski, Leur morale et la nôtre 1938) ceux qui voient en toute morale un instrument d’enrégimentement des esprits et des corps au service du pouvoir dominant , (Michel Foucault par exemple, aussi bien dans ses remarquables Histoire de la folie de la Renaissance à nos jours, et Histoire de la sexualité de l’Antiquité aux temps modernes), ceux (les libertaires) qui se méfient d’un enseignement dogmatique qui aliène la liberté de penser de l’individu. Mais peut-on enseigner le sens moral? le sens qu’il y a du Bien et du Mal ? Jean-J Rousseau, (au 18 ème siècle) contre les utilitaristes qui soutiennent que toute morale est réductible aux intérêts personnels, écrivait « Je peux trouver odieuse une action qui ne me touche pas directement. Si j’apprends qu’un pauvre enfant est torturé par une brute à l’autre bout de la terre, je n’en serais pas moins scandalisé que s’il s’agissait de l’enfant de mon voisin ». Et il nous propose l’expérience de pensée suivante: Imaginons que d’un simple signe de tête nous provoquions la mort d’un mandarin de Chine, que nous ne connaissons pas, et que par ce forfait nous héritons de toute sa fortune, en étant certain de notre complète impunité et sans que personne ne sache jamais par quels moyens nous sommes devenus subitement si riche. Provoquerions-nous la mort du mandarin ?  Rousseau supposait (et moi aussi) que tout être humain répondrait NON. Pour enseigner une morale il faut donc supposer que l’être humain a naturellement le sens moral, le sens du Bien et du Mal. Ce qui implique que les méthodes d’enseignement sont à réfléchir. Et depuis les réflexions de Rousseau dans L’Emile, les propositions pédagogiques et les innovations alternatives à l’éducation dogmatique sont nombreuses. Développer l’autonomie de l’enfant et son esprit critique, c’est le credo des écoles alternatives.  En France en 2012, 20.000 élèves expérimentent les pédagogies alternatives : Freinet, Montessori ou Steiner, dans une centaine d’établissements. Des méthodes d’apprentissage qui ont fait leurs preuves depuis plus d’un siècle, mais qui peinent à se diffuser dans l’Éducation Nationale. Et  on se souvient des débats qu’il y eut sur les ABC de l’égalité en 2013. Et les candidats à l’élection présidentielle font de l’Ecole  un thème de leur campagne. […]

   Faisons nous le bien par intérêt ? parce que nous sommes naturellement égoïstes comme l’affirme la formule souvent entendue ! « L’altruisme est un égoïsme bien compris » qui reproduit ce que les utilitaristes, tout comme Adam Smith au 18 ème siècle ont pensé, je cite « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme » A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations.  […]

Quand Antigone (dans la mythologie grecque) s’indigne du décret du roi Créon qui interdit aux habitants de Thèbes d’enterrer son frère Polynice parce qu’il commis le crime d’attentat à l’Etat, elle en appelle à une « loi universelle », celle selon laquelle tout être humain doit avoir une sépulture digne. Y a-t-il une Idée universelle du Bien et du Mal? Non répond Pascal au 17 ème siècle, dans ses Pensées (294) chaque groupe humain, chaque culture a sa conception du Bien. Il  l’exprime ainsi « On ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat.., vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Alors que  selon Platon qui reprend l’enseignement de Socrate, il suffit de discuter et de raisonner  ensemble pour connaître les Idées, les essences, ce qu’est : le Juste et le Bien. Avec cette façon de penser, il nous enseigne que, lorsqu’on sait ce qu’est le bien on ne peut qu’agir bien, puisqu’on a accepté d’en discuter, de chercher, avec d’autres, son essence, son Idée. « Nul n’est méchant volontairement » dit Socrate (dans le Gorgias).  Il ne croit pas que l’on puisse faire le mal pour le mal; en fait, dit-il, on agit toujours pour le bien, ne serait ce que pour le sien propre. Certes, nombreux sont les exemples qui montrent des criminels endurcis préméditant de sang froid les pires scélératesses. Mais quand on y réfléchit (quand on raisonne) on comprend que si un homme fait objectivement du mal à ses semblables c’est qu’il en espère du bien pour lui. Il suffirait donc de convaincre tout criminel en puissance que son bien peut être atteint plus sûrement par d’autres voies pour qu’il laisse en paix ses semblables. Avec cette façon de penser  même le pire des sadiques ne veut pas le mal pour le mal, mais il agit ainsi parce que la souffrance qu’il impose à ses victimes est pour lui une jouissance, une source de délectations intenses. Je ne connais pas les textes de Sade, je sais seulement qu’il a été emprisonné parce qu’il revendiquait la liberté de s’exprimer de manière non conformiste, mais je suis heurtée par ceux qui, au nom de la liberté, revendiquent le droit au plaisir par tous les moyens, y compris, celui de transformer la personne d’autrui en une chose ou un moyen de plaisir. C’est ce que Kant, au18 ème siècle, dans la « Critique de la raison pratique » m’a enseigné: l’impératif moral (catégorique) est: « agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ». Quand je monte dans un autobus je considère le conducteur comme le moyen qui me permet d’arriver où je veux aller, mais en même temps, je dois le regarder comme une personne aussi respectable que moi.

La question revient : y a t-il un penchant au mal ?

Kant, dans La religion dans les limites de la raison distingue « le penchant » au mal   et « la disposition » au mal. Et cela me semble intéressant. Naturellement nous sommes disposés et  au bien, et au mal. Et nous sommes libres de choisir l’un ou l’autre. Or  le Bien, c’est quoi ? c’est ce qui vaut pour tous, universellement: je ne peux pas penser que tuer est Bien car cela veut dire accepter qu’on me tue; de même le vol n’est pas universalisable, de même si tout le monde ment, mentir n’a plus de sens. Le Mal c’est ce qui n’est pas universalisable: le penchant au Mal (vouloir tuer, ou voler ou mentir) c’est penser qu’il n’y a pas d’humanité commune». Agis de telle sorte que ton acte puisse être universalisé (voulu par tout homme). C’est cela le devoir moral, le devoir d’être humain. « Demande toi toujours si l’autre homme peut vouloir agir comme toi ». Avoir une conscience morale c’est avoir le sens de l’humain, c’est penser qu’il y a une humanité une, et de l’humanité en tout individu, ce n’est pas la compassion ou la bienveillance.

N’est ce pas, en effet, ce qu’on appelle comportement inhumain, celui qui consiste à ne pas voir en l’autre qu’il, ou, qu’elle,  (quel que soit son lieu d’habitation, sa couleur de peau, sa langue, ses idées, son statut social, son  appartenance nationale, son orientation sexuelle) est mon semblable, un humain. La philosophe Hannah Arendt, qui se voulait « l’obligée du monde » (Vies politiques) c’est-à-dire, réfléchir sur les événements caractéristiques de notre siècle, pour comprendre La condition de l’homme moderne), a étudié les « totalitarismes » (nazi et stalinien), la montée de l’antisémitisme en Europe, les nationalismes d’Etat et la naissance  du sionisme pour créer un « foyer national juif ». Elle a avancé l’idée de la « banalité du mal » en réfléchissant sur le Système totalitaire, « qui fonctionne à l’idéologie et à la terreur » et sur le cas d’Eichmann qui a organisé si méticuleusement  la « solution finale », c’est-à-dire les camps d’extermination pour les malades mentaux et les homosexuels (des races inférieures), et les juifs d’Europe, les tziganes, (des poux et des vermines, c’est à dire des non humains). On peut résumer sa thèse en disant que le mal nazi a été porté individuellement par des gens banals, et collectivement par une société très évoluée.

  D’où l’extrême difficulté à juger de crimes aussi insupportables, car dit-elle, les criminels étaient si ordinaires. Voilà donc posée la plus grande interrogation pour la pensée : tous ces gens incriminés pour des crimes d’une gravité exemplaire, étaient d’une banalité si confondante, que cela rendait la question du génocide encore plus terrifiante. Certes, « il eut été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre » écrit-elle. Pourtant, beaucoup comme lui, lui ressemblaient « ni pervers, ni sadiques ». Ces gens étaient « effroyablement normaux ». De même Primo Levi, survivant du camp d’Auschwitz, écrit dans « Si c’est un homme » : « Ils étaient faits de la même étoffe que nous, c’étaient des êtres humains moyens, moyennement intelligents, d’une méchanceté moyenne : sauf exception, ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage. ». La « banalité du mal » pose donc la question de la possibilité de l’inhumain en chacun d’entre nous.

« Dans le cas » écrit Marc Alpozzo,  « de ce nouveau type de criminels que furent les nazis, nous avions affaire à une catégorie d’hommes qui « commet(taient) des crimes dans des circonstances telles qu’il (leur était) impossible de savoir ou de sentir qu’ils (avaient) fait le mal». C’est en cela seul qu’ils échappent à la forme traditionnelle de jugement que l’on peut porter sur le crime ; ils n’ont pas conscience d’avoir mal agi et ils ont, d’autre part, l’intime conviction d’avoir fait leur devoir en obéissant à la loi ».

   Eichmann, au cours du procès a dit qu’il « avait fait son devoir, qu’il avait obéi à la loi » et qu’en ce sens il était Kantien  « C’est ainsi que l’on constate le déplacement du problème : le mal n’est plus une violation de la loi, mais il est, au contraire, l’obéissance à la loi »  (celle du Furher, celle de Staline, ou celle de Dieu). Les nazis sont coupables de crime contre l’humanité parce qu’ils ont volontairement obéi à la loi (raciste et antisémite) plutôt qu’à la conscience que tous les hommes  appartiennent à la communauté humaine: « Ils sont coupables  de refuser de partager la terre avec les juifs et d’autres peuples, et d’autres hommes», je cite Eichmann (interview dans le Magazine Life 28 novembre 1960) « Qu’y a- t-il ici à admettre? J’ai exécuté mes ordres ». « Ce serait aussi injustifié de me blâmer entièrement pour la Solution Finale du Problème Juif que de blâmer l’officier en charge des rails de chemin de fer » sur lesquels les transports juifs voyageaient. « Où en serions nous si tout le monde avait pensé tout haut durant cette période? Vous pouvez faire ça dans la  « nouvelle » armée allemande ». (Propositions pédagogiques autour de la pièce : « Eichmann à Jérusalem »

  Hannah Arendt considère que ce qui caractérise Eichmann et les autres qui ont participé à des crimes contre l’humanité (vouloir « génocider », éliminer un peuple, des catégories d’individus, ce crime contre l’humanité, qui est différent du crime de guerre),  ce n’est ni la folie démoniaque, ni la monstruosité, c’est le fait de ne pas exercer sa faculté de juger, le fait de ne pas réfléchir à l’idéologie  à laquelle on adhère. Pendant longtemps Hannah Arendt a refusé d’utiliser l’expression «le mal radical »  parce que cela implique que la nature humaine est naturellement portée au mal. Elle lui substitue la notion de « mal extrême » pour caractériser le phénomène génocidaire. Puis, en étudiant les conditions du totalitarisme nazi et les comportements d’hommes comme Eichmann, elle revient à la notion de mal radical en montrant qu’il provient de ce que des êtres humains sont capables de crime contre l’humanité, capables  d’agir radicalement contre l’être humain, parce qu’ils sont  persuadés (répétant des préjugés) ou convaincus (adhérant à ou élaborant eux mêmes une idéologie selon laquelle l’humanité n’est pas commune à tous les êtres humains, selon laquelle il y a des races inférieures et des races supérieures, des hommes et des femmes dignes de vivre et d’autres indignes de vivre , « superflus ».

La responsabilité d’Eichmann c’est d’avoir cessé de penser « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal », C’est  pourquoi Hannah Arendt a regretté qu’Eichmann ne fût pas accusé de crime contre l’humanité (concept élaboré en 1945 par le tribunal de Nuremberg pour juger les crimes nazis) mais seulement de crime contre le peuple juif (procès d’Eichmann à Jérusalem en 1963).

La banalité du mal est un concept novateur et précisément attaché au 20 ème siècle, et au fait que c’est le siècle des totalitarismes. C’est aussi pourquoi la question se pose de savoir si le totalitarisme nazi est de même nature que le totalitarisme stalinien ?

D’autre part, selon Hannah Arendt c’est le système qui permet à l’individu, avec son lâche consentement, d’abolir en lui toute notion de Bien et de Mal. Le système nazi était sans doute le pire de tous. Mais il en existe beaucoup d’autres qui nous dispensent de penser. Cette expression pose la question de la responsabilité individuelle dans un système totalitaire, mais aussi dans toute chaîne de décision autoritaire. L’inhumain émerge nécessairement de la nocivité d’un système totalitaire, et suppose que le crime soit commis dans des circonstances telles, que les « criminels » ne puissent sentir ou savoir qu’ils font le mal. Le psychologue américain Stanley Milgram a entrepris de démontrer expérimentalement ce que H. Arendt a révélé au procès Eichmann: la soumission à l’autorité suffit pour transformer un homme ordinaire en bourreau. C’est ainsi qu’est réalisée une expérience célèbre, sur la Soumission à l’autorité rapportée dans le film, avec Yves Montand I comme Icare réalisé par HenriVerneuil en 1979. Au début des années 1960, S. Milgram recrute des personnes qui croient participer à une expérience scientifique. Il leur est demandé d’administrer des chocs électriques à des sujets attachés sur une chaise s’ils ne répondent pas correctement à des questions. D’abord étonnés, les bénévoles s’exécutent de leurs tâches, n’hésitant pas à envoyer des décharges électriques de plus en plus puissantes jusqu’à causer la mort du patient. L’expérience se révèle donc concluante: on peut commettre des actes violents sans forcément être poussé par la haine. Il suffit d’être sous l’emprise d’ordres impérieux. Chacun d’entre nous pourrait donc devenir un bourreau. Sauf que, l’expérience a montré que 63% des personnes ont continué l’expérience jusqu’au bout, soumises à l’autorité de la blouse blanche du scientifique. Mais restent 37% qui n’obéissant pas, ont le courage de juger qu’ils ne devaient pas agir comme on le leur proposait et a fortiori comme on le leur imposait. Il est vrai que quand la haine et la peur gagnent un pays, que la guerre, et le massacre gagnent un pays, quelques hommes et quelques femmes ne se laissent pas entraîner, résistent soit collectivement dans des organisations clandestines, soit individuellement, dans le secret et le risque ils décident d’aider plutôt que dénoncer, protéger plutôt que détruire. Lors des génocides, celui des arméniens,  celui des juifs et des tziganes, celui des tutsi, ou lors de la traite des noirs, ou de l’ethnocide des indiens d’Amérique,  il y eut et des résistants et des « justes » qui non seulement ont résisté mais qui, savaient comment  agir bien pour sauver quelques personnes de la violence extrême ou de la mort.

     « Les « justes » vient de  « Juste parmi les nations » (en hébreu : חסיד אומות העולם, Hasid Ummot Ha-‘Olam, littéralement « généreux des nations du monde ») est une expression du judaïsme tirée du Talmud (traité Baba Batra, 15 b) C’est en 1953, que la Knesset,le parlement israélien en même temps qu’elle créait le mémorial de Yad Vashem à Jérusalem consacré aux victimes de la Shoah, décida d’honorer « les Justes parmi les nations qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs ». Le titre de Juste est décerné au nom de l’État d’Israël par le mémorial de Yad Vashem.

Au 1er  janvier 2016, 25 271 Justes parmi les nations de 46 pays ont été honorés; la Pologne, les Pays-Bas et la France sont les pays dont les citoyens ont été le plus médaillés. En tout, les Justes ont sauvé des centaines de milliers de personnes. L’octroi de cette distinction doit honorer des actions incontestables, prouvées, largement individuelles à quelques exceptions comme le village français du Chambon-sur-Lignon, le village néerlandais de Nieuwlande, le réseau polonais d’aide aux Juifs Żegota ou la Résistance danoise. La notion de « Justes de France » apparaît dans une proposition de loi de Jean Le Garrec (groupe socialiste), déposée le 23 novembre 1992 et qui n’a pas abouti. Elle prévoyait la création d’un titre de « Juste de France » témoignant d’actions accomplies durant la période du Régime de Vichy pour recueillir, protéger ou défendre des personnes menacées de l’un des crimes définis par les articles 211-1 à 213-5 du code pénal français (génocide, crime contre l’humanité). Néanmoins, les Français ayant secouru des Juifs, pendant la Seconde Guerre mondiale et restés des « Justes » anonymes sont honorés comme les « Justes parmi les nations » par une inscription dans la crypte du Panthéon de Paris, en tant que Justes de France. Et un monument des « Justes parmi les nations » de France a été inauguré par le Président de la République française, Jacques Chirac le 2 novembre 1997 dans la clairière des Justes de la forêt domaniale du Château de Ripaille, sur le territoire de la commune de Thonon-les-Bains en Haute-Savoie ». (Wikipédia « Juste parmi les nations »)

   Dans le quartier du Marais, « le Mémorial de la Shoah, auquel la Fondation pour la Mémoire de la Shoah apporte un soutien financier permanent, a réalisé, à proximité du Mur des Noms où sont gravés les noms des 76 000 Juifs déportés de France, un « Mur des Justes », sur le mur extérieur du mémorial, en hommage aux 2 693 personnes reconnues « Justes parmi les nations » en France. La liste des noms est ordonnée par l’année, où le titre a été décerné et par ordre alphabétique. La rue où se trouve la liste a été renommée « allée des Justes ». Ce « Mur des Justes », ainsi que l’exposition réalisée à cette occasion, ont été inaugurés le 14 juin 2006 ». (idem)

   Parmi les 2 700 Justes honorés en France, différents groupes sont mis en exergue. Un dictionnaire des Justes de France, comportant plus de 2 000 noms, a été publié en 2003. L’analyse de ces noms montre une très grande diversité des conditions sociales et des métiers mais avec une prédominance notable de femmes (60 % des occurrences). On trouve des sauveurs de Juifs dans tous les pays sous occupation nazie, de tous les horizons: riches, pauvres, croyants, laïques, catholiques, protestants, hommes, femmes, jeunes, âgés, cultivés, non cultivés. Quelques-uns d’entre eux, comme Oskar Schindler (film La liste de Schindler  réalisé en 1993 par Spielberg) et Raoul Wallenberg, sont désormais célèbres. Les Justes furent des êtres ordinaires qui agirent de façon extraordinaire. A leurs yeux, ils ne firent rien d’autre que ce qu’ils considéraient comme juste et normal à l’encontre de la de la complicité passive autour d’eux.

De même que les auteurs de crimes contre l’humanité nous rappellent le potentiel humain à faire le mal, que les spectateurs ou témoins nous alertent sur notre tendance humaine à la passivité face au mal, les Justes, ceux qui tentèrent d’aider les juifs, nous   rassurent sur nos aptitudes au courage et à la vertu.

   Y a-t –il une explication ? Ont-ils été résistants ou justes parce que nous sommes naturellement bons mais pervertis par la société comme l’écrit Jean Jacques Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, c’est-à-dire par la société qui valorise la propriété « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. « Le mal vient de ce qu’on valorise  l’avoir plutôt que l’être »comme l’a écrit le philosophe contemporain Wladimir Jankélévitch dans : « Le paradoxe de la morale».  Et aujourd’hui au 21ème siècle, une question se pose : sommes nous volontairement asservis au totalitarisme de la consommation  et du profit ? à la « Barbarie douce », comme l’a écrit le sociologue Jean Pierre le Goff.

   Finalement comment passer du mal au bien ? Victor Hugo, dans les Misérables, raconte comment la rencontre d’une « belle personne » a entraîné Jean Valjean, à 41 ans, à passer de la volonté de vengeance par rapport à la société qui l’a condamné au bagne pour 5 ans  pour avoir volé un pain pour nourrir les sept enfants de sa sœur, puis à 19 ans de bagne encore parce qu’il fit plusieurs tentatives d’évasion, au désir de faire le bien au cours de sa vie Quatre jours après sa libération du bagne il s’arrête à Digne. Après avoir été chassé de partout et erré toute la journée, il trouve asile le soir chez l’évêque Myriel, surnommé Monseigneur Bienvenu; ce dernier l’accueille charitablement tout en connaissant sa condition d’ancien forçat. Il lui offre le souper et un bon lit. Mais Valjean cède à ses « mauvais instincts » en lui volant ses couverts en argent et en s’enfuyant avec au milieu de la nuit. Le lendemain matin, Valjean est arrêté par les gendarmes qui le ramènent chez l’évêque. Celui-ci, pour le sauver, assure aux gendarmes qu’il lui a fait cadeau de ces couverts. On relâche donc Valjean. L’évêque lui donne en plus deux chandeliers en argent en lui disant qu’il rachète ainsi son âme aux forces du mal pour la donner à Dieu et lui rappelle: « N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir un honnête homme…. ». Et après avoir vu le désespoir d’un petit ramoneur savoyard auquel il a volé une pièce d’argent, tombée par terre, il se mit à pleurer,  et devint le bon Père Madeleine, le maire de la ville qui fit construire deux écoles, et celui qui sauva la petite Cosette des griffes de la famille Thénardier qui l’exploitait et la malmenait, et celui qui sauva  Marius blessé pendant les émeutes de juillet 1932 à Paris ….et même Javert, le gendarme qui l’avait envoyé au bagne.

 La condition nécessaire pour ne pas faire le mal, c’est bien sûr de penser et d’exercer sa faculté de juger pour ne pas répéter les préjugés, pour ne pas adhérer à des idéologies de haine et de mort, et a fortiori d’une idéologie de négation de l’humain. Mais le raisonnement n’est pas suffisant, il faut aussi qu’il y ait de l’émotion, du sentiment, la rencontre avec ce qui nous émeut et non pas seulement ce qui nous convainc. Et alors il faut supposer que, comme le supposait Rousseau, l’homme est perfectible; (Edith Deléage-Perstunski. Professeure de philosophie)

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